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Quand l’IA se met à tourner en rond

Malgré de nouvelles IA chaque mois plus efficaces, vos images générées avec l’intelligence artificielle peuvent paraître étrangement jaunes et vos textes produits par IA finissent par se ressembler. Ce n’est pas une coïncidence. Derrière ces symptômes se cache un phénomène encore peu connu du grand public : la « consanguinité de l’IA ».

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Jean-Philippe PECH, expert en IA, fondateur de Terrain d’Idées – Toulouse. Cette photo a été réalisée à l’aide de l’Intelligence Artificielle

À l’heure où l’intelligence artificielle générative s’impose dans nos vies professionnelles et personnelles, comprendre ce risque a son importance. Ce qui est un outil puissant aujourd’hui pourrait perdre tout son intérêt si nous n’y prenons pas garde.

Qu’est-ce que la consanguinité de l’IA ?

Pour comprendre, il faut se rappeler comment fonctionne un grand modèle de langage (LLM) comme ChatGPT. Ces systèmes ont été entraînés sur d’immenses corpus de textes collectés sur Internet : articles, livres, forums, blogs, publications scientifiques, etc. Ce sont ces milliards de contenus rédigés par des humains qui donnent richesse et capacité à une IA. Le problème survient lorsque, génération après génération, ces modèles sont réentraînés sur du contenu déjà produit par d’autres modèles d’IA. Autrement dit, l’IA apprend à partir d’elle-même. C’est comme photocopier une photocopie : au début la perte de qualité est subtile, mais au fil des itérations, les détails s’estompent et l’image devient floue. Les chercheurs de l’Université d’Oxford, en 2023, ont montré ce mécanisme dans une étude intitulée « The Curse of Recursion ». Ils ont démontré que lorsqu’un modèle est réentraîné à plusieurs reprises sur ses propres sorties, il perd progressivement la capacité à générer des cas rares et atypiques mais essentiels à la richesse du langage.

Est-ce un problème pour nous, utilisateurs d’IA ?

Nous pourrions croire que ce problème ne concerne que les data scientists qui entraînent des modèles à grande échelle. Pourtant, ces effets touchent déjà tout le monde. Lorsqu’une IA « recycle » trop ses propres productions, elle tend à uniformiser ses sorties. Les textes deviennent fades, interchangeables, incapables d’apporter de la nuance. Les images convergent vers des styles répétitifs, comme cette dominante jaunâtre relevée dans les générateurs d’images. Pour un professionnel du marketing, cela signifie que les campagnes risquent de ressembler à celle de ces concurrents (même idées, mêmes résultats). Pour un créateur de contenus, cela entraîne une perte d’originalité, donc une baisse d’engagement. Pour une entreprise, c’est la fiabilité qui est en jeu : si les modèles se nourrissent de leurs propres erreurs, celles-ci finissent par se multiplier et par dégrader vos productions.

Comment les data scientists corrigent le tir

Lorsqu’un modèle commence à tourner en rond parce qu’il a été entraîné sur des données déjà générées par d’autres modèles, le rôle des chercheurs est de réintroduire de la diversité et de la fraîcheur pour éviter que l’IA réalise un recyclage en boucle. La première méthode est appelée « l’hygiène des données ». Les data scientists passent du temps à nettoyer les jeux d’entraînement et à concevoir des filtres. OpenAI, par exemple, a développé des filtres capables de repérer les signatures laissées par les contenus artificiels. En écartant ces données, il s’agit de maintenir une base majoritairement humaine, indispensable pour conserver la richesse du modèle d’IA. Mais il ne s’agit pas seulement d’exclure : il faut aussi « pondérer intelligemment ». Comme il est presque impossible d’éviter complètement le contenu généré, les chercheurs lui donnent moins de poids statistique afin de limiter son influence.

« Réintroduire volontairement les cas rares »

Un autre levier consiste à « réintroduire volontairement les cas rares ». Par des techniques de rééchantillonnage, les exemples atypiques restent visibles pour le modèle. C’est comme dans une bibliothèque où le conservateur mettrait en avant non seulement les best-sellers, mais aussi les ouvrages de niche. Enfin, une solution de plus en plus répandue est le « RAG (Retrieval-Augmented Generation) ». Plutôt que de laisser l’IA répondre uniquement avec ce qu’elle a retenu, nous l’autorisons à interroger une base documentaire actualisée. C’est ce que fait désormais ChatGPT : le modèle (GPT-5) complète ses réponses avec la recherche en ligne. En résumé, éviter la consanguinité passe par un principe clair : ne jamais laisser l’IA s’entraîner uniquement sur elle-même. Cela exige tri, contrôle de qualité et un apport continu de données réelles.

Comment éviter la consanguinité de vos contenus ?

Même sans être data scientist, vous pouvez appliquer les mêmes principes dans votre usage quotidien des IA génératives. Le premier réflexe est de ne pas tomber dans le « tout IA ». Autrement dit, il ne s’agit pas de demander à un modèle de rédiger vos articles de A à Z sans intervention humaine, mais plutôt de l’utiliser comme un partenaire. C’est l’approche « Brain-to-LLM ». L’idée est simple : au lieu de laisser l’IA décider seule, vous commencez par apporter votre matière grise, votre analyse d’un sujet, vos données, vos exemples, vos convictions. Vous structurez votre brief en indiquant vos objectifs, votre audience, vos contraintes. Vous fournissez vos propres contenus utiles (témoignages clients, expériences, chiffres internes) que le modèle n’aurait jamais pu inventer. L’IA doit être un amplificateur de vos idées et non une imitation.

Par exemple, si vous êtes expert-comptable, ne vous contentez pas de demander à une IA : « Explique-moi la fiscalité applicable à mon client XY ». Fournissez-lui vos propres données : un extrait anonymisé d’un bilan, un tableau de trésorerie, les textes de loi, expériences passées ou encore les questions récurrentes que vos clients vous posent. L’IA pourra alors générer des analyses comparatives, proposer des scénarios d’optimisation ou préparer un plan de présentation pour une réunion client. Le résultat sera bien plus pertinent et utile, car il reposera sur des données issues de votre pratique professionnelle et non sur un savoir générique.

Prenez du recul avant d’utiliser l’IA : injectez vos données, vos exemples, vos idées…

Opportunité cachée : votre avantage concurrentiel

La majorité des utilisateurs va céder à la tentation du « 100 % IA » en utilisant du contenu généré sans prise de recul. C’est une erreur. Si tout le monde produit des contenus moyens et interchangeables, ceux qui prennent le temps de réinjecter de l’humain, de la personnalisation et de la diversité auront un avantage concurrentiel énorme. En clair : la consanguinité de l’IA peut être votre pire ennemi (une forme de nivellement « par le bas ») ou votre meilleure opportunité pour vous démarquer.

Garder l’humain dans la boucle

La consanguinité de l’IA est un phénomène documenté, mesuré et redouté par les chercheurs. Elle illustre une règle simple : un modèle ne peut pas s’améliorer en se nourrissant uniquement de lui-même. Comme un écosystème fermé qui finit par s’épuiser, une IA a besoin d’apports extérieurs, de diversité et de fraîcheur pour rester performante. Pour les utilisateurs, cela signifie une chose : gardez le cerveau aux commandes. Pratiquez le Brain-to-LLM. Prenez du recul avant d’utiliser l’IA, injectez vos données, vos exemples, vos idées et tout ce qui apporte une qualité contextuelle. Laissez l’IA vous aider à structurer, enrichir et amplifier, mais ne la laissez pas tourner seule en rond. C’est ainsi que vous transformerez ce risque invisible en levier stratégique.

Le rôle des chercheurs est de réintroduire de la diversité et de la fraîcheur dans l’IA

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