La parole d’Aimery Forzy est rare. À 64 ans, le président du groupe Cargo est un homme discret qui préfère laisser parler les actes. Les chiffres du mastodonte qu’il dirige sont pourtant éloquents : 576 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an passé et 2 900 salariés pour un groupe dont le siège social est à Toulouse et bon nombre d’activités dans son Gers d’origine. « Je suis né dans la Ville rose, au retour de mes parents d’Algérie », précise celui dont le père, Guy Forzy, fut délégué interministériel aux rapatriés en 1995 sous Alain Juppé.
Viré du jour au lendemain
La success story du groupe Cargo a pourtant débuté sur un accident de parcours. En 1984, à peine diplômé de Sup de Co Toulouse (aujourd’hui TBS), Aimery Forzy décroche un job à Fleurance (Gers) dans le groupe Sensemat. « J’étais commercial dans une entreprise d’outillage appelée Rhino et j’ai été promu directeur commercial l’année suivante. » À l’époque, les importations depuis la Chine débutent. « On inondait le marché de produits pas chers, mais dont la qualité était somme toute moyenne », sourit le dirigeant. Le jeune loup prend du galon et créé une filiale chez Sensemat pour importer des produits de ménage (Turbofée) et prend également la tête de Lip (entreprise horlogère emblématique rapatriée de Besançon au Gers – voir LVE n° 2602 du 1er avril 2024). Et puis, en 1993, le coup de massue. « Je me fais licencier sans indemnité, du jour au lendemain. » Ses relations avec le dirigeant de Sensemat ne sont pas au beau fixe mais surtout, il ne « rapportait pas assez d’argent », avoue-t-il. « Je n’étais pas assez bon. Je savais vendre mais je m’occupais peu de la rentabilité de l’entreprise. » La leçon sera vite apprise. « J’ai compris les erreurs à ne pas faire et j’ai décidé de monter ma boîte en 1994. » Cargo est né, un nom qui sonne bien, comme une vague référence au transport de marchandises.
« Pour la 1re fois, notre chiffre d’affaires a marqué le pas en 2023. Et 2024 ne s’annonce pas franchement meilleure »
Présentoirs en promotion
Si Aimery Forzy part sans indemnité, il ne quitte pas Sensemat sans idée. « J’ai repris un concept que j’avais mis en place : livrer des présentoirs à la grande distribution avec des articles en promotion et avec reprise des invendus. » Pour être compétitif, il achète ses produits à des grossistes importateurs à Aubervilliers. Les grandes surfaces, elles, voient grossir la fréquentation de leurs rayons bazar, sans avoir à gérer les stocks. Un deal gagnant-gagnant qu’Aimery Forzy et ses associés, Philippe Bourgela et Marc De Bisschop, vont multiplier. « On a créé plusieurs sociétés sur ce même concept, avec des articles de ménages, de coiffure, de Noël… » Tous les produits non alimentaires y passent. « On ne touche pas aux produits d’hygiène, ni au textile. » Exception faite de la reprise de Laulhère par sa fille Rosabelle en 2012 (voir LVE n° 2577 du 4 octobre 2023).
« Quand on propose un produit, il doit être le meilleur »
Deux paliers pour Cargo
À l’orée des années 2000, Cargo a trouvé son créneau et sa vitesse de croisière. « C’est alors que je vois mon ancienne entreprise, Sensemat, qui dépose le bilan », raconte Aimery Forzy. Les repreneurs potentiels se désistent les uns après les autres juste avant l’audience au tribunal. L’offre de Cargo est la seule à se présenter. « Vu que j’étais un ancien de la boîte, ça a donné confiance aux salariés. » Le dirigeant en reprendra 191 sur les 450 du groupe Sensemat. Il ratiboise la gamme produit, taille dans le gras et simplifie les process pour retrouver la rentabilité de l’entreprise qui l’avait viré 8 ans plus tôt. « L’histoire est drôle mais je n’avais pas spécialement d’esprit de revanche », jure-t-il.
Le second palier pour Cargo est la reprise des magasins Centrakor entre 2001 et 2003 (voir par ailleurs). « Aujourd’hui, Centrakor c’est 50 % du chiffre d’affaires de Cargo. Et si on prend en compte les chiffres de nos adhérents, c’est plus d’un milliard d’euros, c’est colossal », s’enthousiasme le dirigeant qui a ouvert les portes du groupe à l’étranger avec des points de vente en Belgique et en Espagne.
« On reprendra la croissance externe fin 2025 »
La clé du succès
Avec 20 filiales et plus d’une centaine de marques distribuées, Cargo est aujourd’hui un groupe mature, construit au fil des 30 années par de nombreuses opérations de croissance externe. « On a racheté beaucoup d’entreprises en liquidation », confirme Aimery Forzy (Comptoir de Famille, Jardin d’Ulysse, Geneviève Lethu…). Le Gersois aurait bien aimé jeter son dévolu sur Les Galeries Lafayette du Bordelais Michel Ohayon, mais sans succès. « En ce moment, on fait une pause sur la croissance. La conjoncture n’est pas très bonne. Pour la première fois, on a marqué le pas en 2023 au niveau du chiffre d’affaires. Et 2024 ne s’annonce pas franchement meilleure. On reprendra les opérations de ce genre en 2025. »
Avec toujours la même recette. « Quand on propose un produit, il doit être le meilleur. Dans un supermarché, vous avez dix tire-bouchons mais un seul qui se vend bien, et ce doit être le nôtre. » Le savoir-faire des équipes commerciales rencontre également une demande des consommateurs. « Aujourd’hui, on ne peut plus acheter quelque chose dans une grande surface, s’en servir 10 fois et le jeter. C’est presque un écocide ! » Chaque référence vendue est testée et en cas de retour client, elle est immédiatement sortie des magasins. « On renvoie à nos fournisseurs qui doivent désormais se mettre à la page. La qualité, c’est la base. » Un leitmotiv qui résonne aussi avec la politique RSE du groupe. « Avec des élèves de TBS Toulouse, on a listé 150 points à améliorer. Ça va du gobelet plastique de la machine à café jusqu’à l’arrêt des importations depuis l’Asie. »
« J’aimerais bien que l’entreprise reste familiale »
La transmission en question
Ce dernier point n’est pas envisagé ni même envisageable pour Aimery Forzy. « Quand vous voyez le nombre de conteneurs sur les immenses cargos qui partent de Chine, le transport ne pèse pas lourd dans la consommation en CO2 de chaque produit. » Le dirigeant estime que le transport maritime représente 5 % de l’empreinte carbone du groupe. « Quand vous achetez chez Shein, Temu ou Alibaba, les produits qui viennent par avion consomment 70 fois plus de CO2 que le bateau. Puis la qualité n’est pas la même, on ne sait pas si la TVA et les droits de douane ont été payés, il peut s’agir d’une contrefaçon, les normes françaises peuvent ne pas être respectées… Les jeunes qui consomment en majorité ces produits doivent se poser ces questions. »
On sent le père de 6 enfants qui parle et prend cette mission RSE très au sérieux. Surtout au moment d’envisager la transmission. « D’ici 3 ou 4 ans », mise-t-il. Le successeur sera-t-il sélectionné en interne, en externe ou dans la famille ? « Je m’y prépare en formant les jeunes générations dans l’entreprise. Mais j’ai aussi un fils (Quentin) qui dirige Fabrique de Styles et une fille (Rosabelle) qui est à la tête de Laulhère. J’aimerais bien que l’entreprise reste familiale ! »
Le groupe Cargo en chiffres
1994 : Création du groupe Cargo
2001 : Rachat du groupe Sensemat (Gers)
2003 : Rachat de Centrakor
2 900 salariés
20 filiales
576 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023
Un entrepôt automatisé à Castelnau-d’Estrétefonds
En 2021, le groupe Cargo annonçait la création d’une grande plateforme logistique de plus de 80 000 m² à Saint-Jory, près de Toulouse. Un projet que le groupe a préféré abandonner définitivement. « On a subi des recours et il a fallu trancher. On a préféré arrêter plutôt que de voir les travaux retardés », explique Aimery Forzy. Une décision que le patron de Cargo se félicite d’avoir prise. « La facture s’élevait à 120 millions d’euros d’investissement. Vu les résultats moyens de l’an passé, c’est une bonne chose d’avoir dit stop. » Cargo s’est finalement retourné vers l’ancien entrepôt de Decathlon dans la zone Eurocentre de Castelnau-d’Estrétefonds, un peu plus au nord du département. « On l’a repris il y a quelques mois et on y crée actuellement un entrepôt automatisé pour traiter le retour des marchandises », détaille le président. Un système de triage des produits mis en place avec le luxembourgeois Dematic qui nécessite un investissement de plus de 30 millions d’euros.