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Laumaillé-Lussault, les maîtres du temps

Entreprise mythique des Hautes-Pyrénées dont l’origine remonte à 1609, Laumaillé-Lussault est une des rares en France à assurer le métier de niche de campaniste. Entretien, création et installation de cloches, horlogerie monumentale, protection foudre : les équipes d’Ibos assurent des activités vertigineuses et spectaculaires qui sont désormais dirigées par Eurydice Bled, une cheffe d’entreprise engagée.

Eurydice Bled, PDG de Laumaillé-Lussault

Eurydice Bled, PDG de Laumaillé-Lussault © Louis Piquemil - La Vie Economique

A l’instar de toutes les cloches de France, celle de l’église béarnaise a un prénom et quand il s’agit de leur refaire une beauté, qu’elles s’appellent Marie-Louise, Marianne ou Richard, les campanistes de l’entreprise Laumaillé-Lussault les bichonnent avec la même attention.

LES VOLTIGEURS DU PATRIMOINE

Campaniste, terme si peu usité dans le langage courant, métier aussi noble que complexe, auquel on ne pense pas et qui nécessite en fait la maîtrise de sept savoir-faire. A la fois électromécanicien, charpentier, horloger, serrurier, musicien ou encore menuisier, ces voltigeurs du patrimoine parcourent inlassablement le grand Sud-Ouest pour restaurer des mécaniques anciennes, des beffrois en cœur de chêne, des claviers à poings… Tout ce qui permet que perdure un des plus anciens instruments de musique : la cloche. Objets d’art par leurs ornementations, vestiges de l’histoire qui se raconte en bronze sculpté, elles ont évolué depuis une dizaine d’années et si les systèmes de sonnerie sont depuis automatisés, les équipes de Laumaillé-Lussault ont simplement enrichi leur savoir-faire. Elles continuent de gérer l’entretien des installations campanaires, comme elles le font depuis plus de 4 siècles. Désormais installée à Ibos, village aux portes de Tarbes, cette ancienne maison de fondeurs née en 1609 est elle-même une institution dans les Hautes-Pyrénées et avec l’arrivée d’Eurydice Bled, elle a pris un nouvel élan, profondément ancré dans notre siècle et ses préoccupations.

Laumaillé-Lussault

© D. R.

CHANGEMENT DE CARRIERE

A 30 ans, rien ne prédestinait la jeune doctorante en sciences de gestion à croiser le chemin de cette entreprise de niche. Après deux ans d’exercice en tant qu’enseignant-chercheur à l’Université de Pau, Eurydice Bled était focalisée sur un poste de maître-conférencier : « Aucun ne s’ouvrait à Pau mais moi je voulais y rester, je suis très attachée à mon territoire ». Si sa mère travaillait au Conseil départemental, c’est son père chef d’entreprise qui lui ouvre la possibilité d’une voie éloignée du secteur public. C’est avec lui qu’elle rencontre Alexandre Gombert, directeur d’Odélia Capital, une filiale de la Banque Pouyanne et découvre un portefeuille de cédants, sans vraiment s’imaginer cessionnaire. Parmi les entreprises, celle qui appartenait alors à Vincent Laumaillé résonne avec toutes les interrogations possibles, Eurydice Bled s’en amuse aujourd’hui : « Les cloches…Je me suis dit mais qu’est-ce que c’est que ça ».

UN SAUT DANS L’INCONNU

Intérêt public, vocation collective, patrimoine et métier d’art, autant de notions qui forment un carillon auquel la Béarnaise ne peut rester insensible et en 2019, la voilà à la tête d’une entreprise qui connaît quelques difficultés : « C’était un défi personnel, je n’étais pas dans le métier et quand on m’a dit qu’il fallait en plus que je redresse financièrement une activité… Quand on n’a pas eu d’entreprise avant, ça fait un grand saut dans l’inconnu ».

La société va beaucoup mieux et on a retrouvé une rentabilité à 7 %

 

Difficultés auxquelles se sont ajoutées celles du Covid 5 mois après son arrivée à la tête de la société, induisant une fermeture de trois mois : « Le PGE contracté se rembourse, aujourd’hui la société va beaucoup mieux et on a retrouvé une rentabilité à 7 %x ». Et en guise de plongée, c’est un océan qui fait office de grand bain, le premier chantier auquel la nouvelle PDG est confrontée est celui de la Tour de la découverte à Lorient où une boule horaire est attendue.

LA BOULE HORAIRE DE LORIENT : 1er DEFI

L’horlogerie est intimement liée aux clochers et là encore Laumaillé-Lussault appose sa patte, qu’il s’agisse d’œuvre monumentale, de cadrans d’édifices ou d’affichages lumineux. Un pied dans le passé, l’autre dans le futur, ces maîtres du temps installent, restaurent, imaginent et subliment les heures de tous les supports possibles. Ce chantier de Lorient était pourtant inédit : « C’était une commande déjà passée quand je suis arrivée mais surtout un véritable défi technique et technologique. On n’en n’avait jamais et on devait tout recréer. Il a fallu imaginer le système, on n’avait aucun recul ni expérience…Personne en interne n’avait les compétences ». Dans les années 1700, cette boule horaire située le long du mât servait au réglage des compas des marins qui étaient au port et à leurs instruments de navigation Un time-ball avec une sphère de 75 kilos et de 2,50 mètres comme il en existe très peu dans le monde, aucun en France et des questions à tous les étages : « On a dû enlever la lanterne sommitale avec une grue, il fallait que ça résiste au vent, qu’il y ait une horloge mécanique, qu’elle descende quasiment en chute et freine au bas… ». Un casse-tête pour Alexandre Francingues, le tout jeune ingénieur du bureau d’études et pour tous, nouveaux arrivants et anciens employés, la plus belle façon d’accorder leurs talents : aujourd’hui la boule horaire chute au gré des heures et fait partie des fiertés de Lorient. Pour Eurydice Bled, le virus campaniste est devenu celui de la passion et s’enchaînent des contrats dont aucun ne ressemble à l’autre.

Une des qualités principales de ce métier est ne pas avoir le vertige, c’est ce qu’on précise sur les annonces de recrutement

INTERVENTIONS SPECTACULAIRES ET OBJETS DE PRESTIGE

Souvent très spectaculaires, les interventions des campanistes signent de véritables évènements dans les communes. Manipulant des tonnes de bronze ou des charpentes de bois, ces professionnels avec des grues et des nacelles comme outils défient l’altitude et n’hésitent pas à travailler à plus de 75 mètres comme à La Roche-sur-Yon : « Une des qualités principales est de ne pas avoir le vertige et c’est d’ailleurs ce qu’on précise sur les annonces de recrutement », s’amuse la cheffe d’entreprise.

Les plus beaux points de vue de France sont leurs bureaux et de clochers en clochers, c’est une team de 14 camions-ateliers qui sillonne les routes pour aller au chevet de ces bijoux haut perchés. Si tous les contrats sont importants, certains demeurent exceptionnels comme le carillon mobile de 25 cloches pour le château médiéval de Tiffauges ou la création de celui commandé par l’abbaye royale de Fontevraud : « On fait une cloche par an pendant 6 ans, c’est une série qui va donner naissance à un gros carillon dont un bourdon de 4,7 tonnes et d’1,80 m. On ne fait pas des objets de prestige tous les jours mais c’est vrai qu’on a toujours un joli projet. Finalement, on ne fait jamais la même chose ».

Parmi les derniers contrats exceptionnels, le carillon mobile de 25 cloches pour le château médiéval de Tiffauges et le carillon créé pour l’abbaye royale de Fontevraud

LES PROS DE LA PROTECTION FOUDRE

Un panel d’activité qui n’a cessé de s’étoffer au fil du temps. Si c’était sa vocation initiale, la maison Laumaillé-Lussault ne fonde plus ses cloches depuis les années 70 et a confié l’activité à un sous-traitant installé dans la Manche. Au site d’Ibos, il faut ajouter celui des maîtres horlogers de Vendée, la maison Lussault, à laquelle Laumaillé s’est liée en 2013. Et depuis près de 50 ans, ce sont les chantiers foudre qui assurent près de 60 % du chiffre d’affaires : « C’est un métier historiquement associé à celui de campaniste, il intervient sur tous les points hauts de la ville puisque c’est celui qui va au clocher… Nous sommes logiquement devenus des professionnels de la protection foudre pour des édifices publics, tertiaires ou industriels ». Si la protection extérieure est assurée par les paratonnerres, pointes sur les toits qui attirent et ciblent le flux électrique, la protection intérieure relève du parafoudre, composant du tableau électrique qui évite les surtensions. Grâce à sa certification Qualifoudre, Laumaillé-Lussault a la double compétence.

MILLE INTERVENTIONS PAR AN

Et encore une fois, il faut tout le talent des campanistes pour réaliser des travaux sur cordes où aucun engin élévateur ne peut aller, du pont d’Aquitaine de Bordeaux au sommet du Pic du Midi, les lieux d’action sont aussi sensationnels qu’impressionnants. Fabrication et installations des coqs, des girouettes et des paratonnerres, dans ce secteur très normé l’entreprise fait partie des leaders du pays. Au total, ce sont mille interventions par an qu’elle assure : « On a un petit panier moyen où on peut en faire jusqu’à 4 par jour quand c’est de la maintenance et 2 maximum par jour quand ce sont des chantiers. Dix campanistes sont sur les routes, foudre et cloches confondus, tout le monde touche à tout, ça diversifie la journée et le quotidien, ça donne du sens ».

OBJECTIF FOUDRE INDUSTRIE

A la tête d’une équipe de 23 salariés, dont 9 en Vendée et un chargé d’affaires à Montpellier, Eurydice Bled affiche désormais un chiffre d’affaires de quasiment 2,5 millions d’euros pour 2022 et a des objectifs de développement bien précis : « On a eu un partenariat pendant deux ans avec une entreprise de foudre en Vendée qui s’appelait Emapil et j’ai racheté une partie de sa clientèle située sur tout mon secteur géographique. J’ai développé par ce biais le foudre industrie, pour devenir un des acteurs majeurs sur la moitié du territoire national sur la protection foudre ». De la Bretagne à Perpignan, un secteur défini pour des raisons d’implantations géographiques, les coups de foudre seront donc encadrés… du moins ceux de 20 millions de volt. Labellisé entreprise du patrimoine vivant depuis 2020 et membre d’un groupement national de professionnels campanistes, le GIEC, il est difficile de détacher entièrement l’avenir de la maison Laumaillé-Lussault de l’engagement écologique notoire de sa dirigeante.

L’ENGAGEMENT ECOLOGIQUE EN FIL ROUGE

Ancienne conseillère municipale à Pau tendance écolo, Eurydice Bled ne peut empêcher que ses deux univers finissent par se recouper : « J’ambitionne qu’on soit un jour entreprise à mission et, forcément, j’ai des convictions qui se ressentent dans les valeurs d’entreprise… C’est mon ADN et c’est devenu celui de tout le monde ». Redistribuant concrètement 11 % du résultat de l’an dernier à ses employés sous forme de prime de partage de valeurs, elle conjugue ses idéaux et son métier : « Quand on se présente aux élections, on donne parfois des leçons, on explique aux gens comment il faut qu’ils fonctionnent, qu’ils gèrent leurs déchets, qu’ils travaillent, qu’ils se déplacent. Par contre avoir la réalité en face, à savoir la question de la rentabilité, et se dire comment je fais de l’écologie si je ne suis pas rentable… A un moment on est confronté aux vrais problèmes et on voit quelles sont les vraies solutions dont on a besoin ». Une hauteur qu’elle ne pouvait que prendre, inspirée par ses campanistes qui n’en finissent pas de tutoyer le ciel. Entre le bleu et le vert, Laumaillé-Lussault a choisi les deux.

Le retraitement des déchets nucléaires

Difficile d’imaginer qu’à Ibos se trouve un site où sont entreposés les déchets nucléaires et pourtant ! Par l’intermédiaire d’une habilitation de l’autorité de sureté nucléaire, Laumaillé-Lussault joue un rôle dans la dépose et le retraitement des pointes de paratonnerres radioactives : « C’est très singulier mais logique, dans les vieux paratonnerres qu’on installait jusque dans les années 80 il y avait de la radioactivité. Nous avons donc un local blindé avec des cuves en plomb où sont stockés ces déchets, avec dosimètres et suivi scrupuleux ! ». Si aujourd’hui ces paratonnerres sont interdits à la vente et à la pose, ils ne sont pas interdits tout court, il en reste dans l’environnement et Laumaillé-Lussault s’en charge et les entrepose jusqu’à ce que l’Agence Nationale de Retraitement des Déchets les récupère.

Une saga de 4 siècles

L’entreprise a été créé par la famille de fondeurs DENCAUSSE aux alentours de 1609 et huit générations demeureront à sa tête jusqu’en 1921 où la famille FOURCADE la rachètera. C’est en 1974 que la famille Laumaillé en fait l’acquisition avant que Vincent, le fils, ne la cède à Eurydice Bled en 2019.