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Evocati, en français dans le jeu

Evocati évolue dans le domaine ciblé de la traduction de jeux vidéo. Les attaches périgourdines de son fondateur, Geoffroy Marty, expliquent le transfert de cette florissante société de Boulogne-Billancourt à Hautefort.

Geoffroy Marty et Jean Bury Evocati

Geoffroy Marty et Jean Bury © Loïc Mazalrey

Fortnite, Killzone, Zelda ou Warcraft 3 : la vitrine Internet d’Evocati s’anime des jeux vidéo et guides de stratégie dont la société s’est fait la spécialité pour la traduction et la localisation (adaptation au marché français). « Je suis arrivé à l’informatique pour le jeu », assure Geoffroy Marty, « grâce au club informatique de Boulogne-Billancourt. » Maîtrise LEA en poche, puis un an aux États-Unis et un en Allemagne, il devient journaliste dans la presse informatique. Les éditeurs qu’il côtoie lui font part de besoins de traduction pour leurs manuels : ce travail parallèle pour les wargames de son plus jeune âge va prendre le dessus. À cette époque de balbutiement du jeu vidéo, il cofonde la première structure française de localisation, puis la quitte pour fonder Evocati en 1999, rejoint par Jean Bury, diplômé en droit reçu sans conviction à un concours public mais surtout auteur de romans et nouvelles de SF. « La traduction attire alors peu de professionnels, elle ne concerne qu’un manuel et des éléments d’écrans. » Ils prennent de l’avance sur un marché en développement.

DES STARS À FAIRE PARLER

Les clients d’Evocati ont pour nom Epic ou Activision, « des clients importants et réguliers qui misent sur la qualité pour éviter de perdre du temps sur les phases de contrôle ». Le défi consiste à proposer des adaptations au jeu lui-même, « on doit toujours savoir qui parle à qui pour dire quoi et on fait en sorte que le joueur se sente chez lui, avec un humour transposé au monde francophone, des références plutôt que du mot à mot ».

Evocati ? Des vétérans de l’armée romaine de César et de Pompée qui s’enrôlaient comme volontaires une fois leur engagement militaire accompli

L’essentiel du travail créatif se fait sur les terminologies, les niveaux de langue et de dialogue (les nains ne parlent pas comme les elfes !). Certains jeux ont un niveau soutenu, avec des citations de haïkus, d’autres reposent sur des mots hyper techniques, systèmes de sonar de sous-marins par exemple, ou encore des espèces d’oiseaux. « Sur Star Wars, il faut connaître tout le glossaire, la terminologie intégrale de cet univers. » Les passionnés ne supportent pas l’erreur. « Nous traduisons vers le français, la langue d’origine étant presque toujours l’anglais. » La version qui leur est confiée sous forme de fichiers, moins engageants que le jeu final, est à transformer dans des délais serrés. « D’où l’intérêt de bien connaître les règles de ces jeux très techniques, qui évoluent vite : on a coutume de dire chez nous qu’il faut un bac +5 en divinatu ! » Des équipes spécialisées sont à l’œuvre sur le long terme pour chacun des projets et des personnages, parfois depuis qu’ils existent. « Il arrive que Riot Games nous sollicite pour des informations sur leur propre historique ! » Cette compétence de suivi, rempart aux avancées de l’intelligence artificielle, rend l’entreprise irremplaçable.

Pantheon, l’un des personnages de League of Legends ©RiotGames

UN PETIT MILIEU

Ce sont des éditeurs et non les studios qui sollicitent Evocati, soit une centaine de clients potentiels dans le monde, dont dix importants ; un petit milieu régi par des clauses de confidentialité. « On a notre part du marché pour perdurer dans cette activité de service que nous adorons. » Des studios et petits éditeurs ont connu une concentration comparable à celle du cinéma, mais le financement participatif a permis à des indépendants de cartonner, comme le polonais The Witcher (livre, série, jeu).

Un jeu mal traduit entraîne des rafales de réactions sur Internet

« Tout se passe en ligne et plus dans les rayons de magasins. » La valeur ajoutée de la traduction ? « Un jeu mal traduit entraîne des rafales de réactions sur Internet. C’est très rare de saluer une version française : ça nous est arrivé sur Warcraft 3 ! »

La société traduit aussi les documents juridiques et les communications qui vont avec et assure la partie audio, confiée à un studio partenaire, Hifi Genie (Paris) : les répliques sont lues par des acteurs, parfois connus.

« L’intervention pour la traduction coûte moins cher à l’éditeur, un tiers, que la partie audio, deux tiers. »

Evocati intervient aussi bien sur des projets à 1 000 que 200 000 euros (un million de mots). « Certains, comme League of Legends, font l’objet d’une mise à jour de contenu permanent. Nous cédons les droits, quelle que soit la réussite du jeu. » La période Covid, loin d’empêcher de travailler, a dopé la consommation.

95 % DU CHIFFRE À L’INTERNATIONAL

Cette structure de localisation indépendante a échappé à la concentration. Les jeux en continu lui ont apporté un fonds de roulement permanent, rompant avec une activité jusque-là plus irrégulière. « Nos clients maintiennent leurs jeux sur la durée. » De quoi stabiliser le chiffre d’affaires à 1,5 million par an, réalisé à 95 % à l’international, et faire grandir la société de 5 à 11 salariés en CDI, dont une équipe de week-end pour assurer une disponibilité 7/7 jours, « tous d’abord traducteurs, avec une spécificité et un travail commun pour trouver des solutions élégantes ». Les jeunes recrutés à bac +4 ou 5 sont formés en interne pendant six mois. « On n’est pas une boîte standard. Notre métier passion est un cocon assez souple, mais on a grandi et il faut des règles. » Tous sont joueurs, sur PC ou consoles, peu sur mobiles (car d’autres éditeurs, surtout chinois). « On partage les mêmes références que la génération actuelle. »

Témoins privilégiés de la transformation de l’industrie du jeu vidéo, les dirigeants ont constitué une équipe de traduction créditée de plusieurs centaines de jeux.

L’équipe des jeunes talents d’Evocati © D.R.

LE PARI DU PÉRIGORD

Geoffroy Marty cherchait à installer la société près de la maison de famille périgourdine. Un déplacement validé en interne car « notre richesse, c’est notre personnel, le collectif ». La qualité de vie a primé. Sept membres de l’équipe ont choisi de déménager vers Excideuil, Hautefort, Tourtoirac ou Saint-Yrieix ; des Parisiens restent sur place.

Les travaux s’achèvent dans le bâtiment qui fait face à la mairie et au château de Hautefort, et le transfert de siège social est fait. « Périgord Développement nous a aidés, on a pu rencontrer du monde rapidement et acheter plutôt que louer. La fibre était la condition sine qua non pour échanger d’énormes fichiers avec le monde entier. C’est un métier particulier mais rienne nous empêche de le faire ici, l’immobilier est attractif et c’est aussi pour ça que ces jeunes nous suivent, ils peuvent envisager d’acheter, certains en ont déjà assez de la ville. Et que je prenne l’avion à Bordeaux ou à Paris, peu importe », constate Geoffroy Marty, qui se déplace en Europe, surtout à Dublin, et aux États-Unis.