Couverture du journal du 20/04/2024 Le nouveau magazine

Le Périgord fait son cinéma

Ciné Passion, c’est toute la magie du cinéma, du scénario à la salle obscure en passant par l’accueil des tournages, les avant-premières, l’action auprès des scolaires. Cette filière, qui tient à la fois de l’art et de l’industrie, se concentre en un même opérateur pour le Département, avec des rebonds vertueux entre production et diffusion. Ce circuit court pas comme les autres en Périgord, économie d’échelle de politiques publiques rationalisée par des années d’expérience, est au seuil d’un cap important avec le projet de création de studio, intégrant un volet formation et ressourcerie, pour ajouter aux atouts de cette terre de cinéma.

cinéma

Rafael Maestro ©Loïc Mazalrey

Sur le terreau fertile de ce que Ciné Passion a mis en œuvre en Dordogne pour la diffusion et la connaissance du cinéma grâce à l’équipe polyvalente animée par Rafael Maestro, le Département a fait pousser en 2004 le bureau d’accueil des tournages (ex-commission du film), un concept américain arrivé par la Côte d’Azur, dans les années 1980, avant de se développer : celui du Périgord est l’un des plus actifs parmi les 40 ouverts en France.

Tout a commencé par une rencontre, lorsque Thierry Bordes a choisi de s’installer en Dordogne après une carrière parisienne. Ce diplômé de la Fémis s’est présenté à Ciné Passion au moment où le directeur songeait lui aussi à ce potentiel, « l’un des nombreux papiers glissés dans ma boîte à idées ». Ensemble, ils ont joué gros sur un premier tournage, déterminant pour la suite : « nous avons agi sans en parler à ceux que nous avions sollicité pour créer le bureau d’accueil et qui sont devenus nos partenaires ». C’était pour le télé-film Le Sang des fraises, de Manuel Poirier, dans la région de Vergt, en 2006. « On a tout fait pour aider la production, on a pris le risque, on a organisé la projection ici, à Saint-Astier, et le président du Département a dit OK. » Ce numéro zéro a montré que c’était possible. Et dans cette dynamique, un fonds de soutien a rapidement été créé.

« Pour 1 euro investi par le Département sur un film, la production dépense 4 à 8 euros sur place. Pour des productions internationales, cela peut aller au-delà. Pour Ridley Scott, on parle de 11 millions d’euros en Dordogne. » Benoît Secrestat

RESTER ACCESSIBLE

Même si tous deux sont passionnés de cinéma et d’art en général, ils se placent ici avant tout dans une relation économique, pourtant en aucun cas contractuelle.

« Nous ne signons rien, la parole donnée compte, et notre prestation est gratuite. » Ce sont ensuite les productions qui contractualisent avec des opérateurs locaux grâce à la mise en relation afin que la valeur ajoutée d’une œuvre artistique se déploie sur l’ensemble du département. « Quand je place un technicien professionnel intermittent ou un figurant bénévole, quand je mets en relation un château et une production, les retombées financières profitent au département. » Ce capital dont parle Thierry Bordes n’est pas délocalisable.

De g. à d. : Thierry Bordes, Rafael Maestro, Fanny Petit Van-Tornhout et une partie des douze membres de l’équipe de Ciné Passion ©Loïc Mazalrey

Hôtellerie, restauration, prestations, embauches locales, lieux, le bureau veille à répartir les retombées économiques.

De pré-repérages photographique et technique de décors récurrents ou insolites en ressources ajoutées à son carnet d’adresses utiles à la profession (1 500 contacts, du gabarrier qui parle occitan à la secrétaire d’une petite mairie qui ouvrira la bonne porte, sans oublier les techniciens, comédiens), il a fini par faire émerger le Périgord dans les paysages de tournages. Et les ressources, la compétence et la réactivité de toute l’équipe de Ciné Passion ne sont pas les moindres ingrédients de sa reconnaissance.

« Un tournage, c’est d’abord un investissement en temps, sans être sûr d’avoir un film au bout. On donne celui qu’il faut, que ce soit pour Ridley Scott ou un court-métrage d’étudiant. » 60 projets travaillés l’an passé pour 10 tournages. « Mais rien n’est jamais perdu, ce qu’on mobilise pour un film servira pour un autre : nous travaillons à chaque fois sur un prototype. »

UNE SOLIDE RÉPUTATION DANS LE MÉTIER

Le Département a acquis une solide réputation dans un métier reposant surtout sur le relationnel. Depuis le Covid, des professionnels du cinéma, de l’écriture scénaristique à la réalisation, ont même choisi de s’y installer : attirés par ce qu’ils en savaient, ils ajoutent à l’attractivité locale. Et Thierry Bordes est fier d ’avoir créé quelques vocations parmi les scolaires venus dans le cadre de l’éducation à l’image, puis entrés en formation et en stage, comme cette directrice de la photo issue de l’option ciné du lycée Pré-de-Cordy, à Sarlat et passée par la Fémis. Plus largement, la diaspora périgourdine à Paris et ses personnalités dans des instances-clés sont souvent utiles aux projets.

PÉRIGORD : TERRE DES 1 001 CHÂTEAUX

Bien sûr, la terre des 1001 châteaux offre une variété de patrimoine historique et autant de sites naturels préservés, et le Périgord sert souvent de Paris de substitution pour les époques XVe-XIXe siècles, mais « il est tout aussi important de trouver un pavillon dans un lotissement du Nontronnais pour une production ». Pour alimenter la base de données et répondre aux attentes les plus farfelues, chaque membre de l’équipe a le réflexe, sur le temps pro ou perso, de sortir le portable pour immortaliser un lieu “susceptible de”. Et Thierry Bordes se qualifie volontiers de « croque-mort » de l’économie locale, à l’affût de bâtiments désaffectés ou matériels arrêtés pour des décors.

Le silence des friches industrielles est idéal pour accueillir des équipes. Ridley Scott s’est ainsi installé dans celles de France Tabac à Sarlat. Ainsi est née l’idée d’y installer un studio (lire autre article), mais aussi en raison d’une leçon tirée d’un cuisant revers pour un projet international encore plus énorme, où le Périgord cochait toutes les cases : « après l’envoi de toutes les photos de sites qui correspondaient, la venue du producteur et du réalisateur en jet à Périgueux… le constat fatal de l’absence de studio », nécessaire à la fabrication des images hors décor naturel. « On a atteint le plafond de verre : on peut continuer à faire 150 jours de tournage dans l’année et être dans le top 3 des départements hors littoral, mais on doit passer un cap pour progresser », insiste Rafael Maestro.

REPÈRES SUR L’ÉCONOMIE DU CINÉMA

• L’industrie culturelle en France représente sept fois celle de l’automobile.

• La France aide la production cinéma et audiovisuelle à hauteur d’un milliard (premier producteur européen, 3e mondial)… face à Netflix qui investit 17 milliards.

• C’est une économie de main-d’œuvre : regarder un générique suffit à s’en convaincre. Elle ne peut pas s’en passer pour son excellence. Le budget moyen d’un film en France est de 6 millions d’euros.

• Premier tournage répertorié en Dordogne : Le Capitaine Fracasse (Alberto Cavalcanti), en 1928, à Sarlat… bientôt 100 ans !

OBJECTIF : LA GRANDE FABRIQUE DE L’IMAGE

L’appel à projets La grande fabrique de l’image (350 millions d’euros) va donner l’impulsion nécessaire. L’État, avec un soutien de 60 millions d’euros de l’Union européenne, a lancé France 2030 pour aller vers plus d’autonomie et Ciné Passion saisit cet axe réservé à l’économie créative (cinéma, audiovisuel, jeux vidéo), « laquelle représente un pan important à l’export, avec le luxe, mais sans avoir les studios équipés qu’on trouve en Espagne ou en Allemagne ». Si trois régions sont repérées comme prioritaires : Île de France, Hauts de France et PACA-Occitanie, le petit poucet périgourdin s’identifie au rattrapage attendu sur trois points : studio, formation et développement durable. « Rater une grosse opportunité par manque de studio nous met de méchante humeur, alors on y va », s’enthousiasment les deux hommes avec un dossier bouclé en deux mois, « un montage financier public-privé en dizaines de millions d’euros et 120 pages d’annexes ». Rafael Maestro a sollicité ses contacts régionaux, à commencer par Alain Rousset, pour peser et aller chercher les 30 % du CNC. « Et nous avons été très bien accompagnés par la Banque des territoires. »

©Loïc Mazalrey

DES INVESTISSEURS DU MONDE DU CINÉMA INTÉRESSÉS

Des investisseurs privés, du monde du cinéma ou pas, s’y intéressent. Responsables de l’argent public et assez convaincus pour mobiliser les élus et partenaires potentiels « sur ce projet viable à court et long terme, dans une activité studio que nous ne connaissons pas », ils soulignent sa cohérence dans un écosystème familier des tournages, en y ajoutant un volet formation. « Nous sommes allés voir les CFA, la Région, l’Éducation nationale pour organiser toutes les tâches manuelles du cinéma ». Thierry Bordes et son adjointe, Fanny Petit Van-Tornhout, ont bâti un tableau des correspondances entre toutes les filières techniques et les métiers du cinéma. Des passerelles sont aussi envisagées avec l’artisanat d’art.

« Hôtellerie, restauration, prestations, embauches locales, lieux, le bureau veille à répartir les retombées économiques des tournages sur tout le département. »

ÉCONOMIE CIRCULAIRE

Le projet arrive au bon moment, avec les bons partenaires… et au bon endroit. Car si le Sarladais a des spécificités de saisonnalité (accès contraint en période touristique), il est surtout au carrefour de l’A89 et l’A20. Enfin, sur les conseils de quelques décisionnaires bienveillants (producteurs, chefs décorateurs, etc.), il est prévu que le site puisse accueillir un centre de traite- ment des décors jusque-là promis à la destruction. De quoi intéresser les producteurs qui viennent tourner dans le carré magique Bordeaux-Lyon-Paris-Toulouse : cette ressourcerie pourrait stocker des décors, costumes, accessoires à réutiliser ou les recycler dans le respect des normes environnementales… Avec le volet formation et insertion en prime.

Le dossier a été déposé le 30 octobre par la Semiper, Société d’économie mixte d’équipement du Périgord, qui peut officiellement le porter. Sur la partie formation et stockage, ils sont confiants.

« C’est la valeur des autres projets qui va être déterminante, ceux des grandes métropoles qu’on a en face, car nous sommes dans une compétition interrégionale, avec des retombées énormes : ce projet Sud-Ouest corrigerait la décision d’accueillir 90 % des tournages entre le Nord et l’arc méditerranéen. Nos contacts hors-Dordogne sont très attentifs à ce qui pourrait arriver. » Réponse fin mars. Et objectif 2025 pour tout mettre en œuvre… Quasiment pour le centenaire du premier tournage en Périgord, à Sarlat.

« Les retombées induites d’un film sont aussi à prendre en compte : l’envie de visiter la Dordogne, la circulation des films dans les festivals et dans les mémoires qui valorise la politique d’accueil de tournages du Département, l’un des rares à avoir maintenu son fonds. » Fanny Petit Van-Tornhout

ESSENTIELS FONDS DE SOUTIEN

Le fonds de soutien à la production cinématographique et audiovisuelle est un moyen de rééquilibrer l’inconvénient de l’éloignement géographique. Le Département a créé son propre fonds en 2008, alors qu’il investissait depuis 1997 dans plusieurs productions grand public. Il a ouvert la voie en région Aquitaine avec le premier bureau d’accueil constitué sur ce principe et cette enveloppe financière : « les autres sont venus nous voir, on a donné le mode d’emploi… » avec, aujourd’hui, autant de “meilleurs ennemis”. Depuis 2016, le Département n’a plus la compétence économique et ce fonds est adossé à une politique régionale, elle-même adossée à celle du CNC. La Dordogne verse une aide si la Région en attribue une : ces fonds de soutien croisés représentent 14 millions.

Pour 2022, une enveloppe de 300 000 euros a été votée pour le fonds départemental, il a permis d’accompagner 14 films pour un montant de 208 000 euros sur 117 jours de tournage.