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Dordogne : coup de jeune aux châteaux

La vie de château ? D’abord une passion pour la famille Guyot. Le patrimoine que parents et enfants ont à cœur de faire vivre est, à chaque début d’histoire, un chef-d’œuvre en péril. Le Périgord leur doit trois sauvetages passés et en cours : Bridoire, Marzac, Tiregand, autant d’aventures entrepreneuriales et humaines.

Louis et Alice GUYOT propriétaires des châteaux Tiregand et Bridoire

Louis et Alice GUYOT propriétaires des châteaux Tiregand et Bridoire © Louis Piquemil - La Vie Economique

Trois châteaux, trois ambiances. En Bergeracois, Bridoire revient de loin ; de son XIIe siècle d’origine, mais surtout du sort qui a failli l’anéantir dans la décennie 90, aux mains d’une société sénégalaise qu’on dit liée à l’empereur Bokassa. Abandonné et pillé, il subit en dix ans plus de tourments qu’en plusieurs siècles. Sauvé par une association et l’État, qui le classe d’office et exproprie la société négligente, il fait l’objet d’un appel d’offres. Ainsi la famille Guyot, qui n’en est pas à son premier sauvetage, arrive-t-elle en Périgord en 2011. Et l’ouvre au public dès l’année suivante. Alice y a pris la suite de ses parents.

Le vaste domaine de Tiregand, en Pécharmant, s’est scindé en deux propriétés en sortant de la famille Saint-Exupéry, l’activité viticole d’un côté, et le château avec 60 hectares repris au printemps 2022 par Louis Guyot, frère d’Alice. Il y fait naître des scénarios autour du personnage d’Arsène Lupin, pour une visite immersive pleine de secrets.

Enfin Marzac, en Périgord noir, est le nouveau port d’attache des parents, Catherine et Jacques Guyot (lire plus loin) qui y pilotent un immense escape game.

​Une approche visionnaire

Chaque structure est indépendante mais l’aventure collective lie les membres de la famille dans une réussite partagée. À partir de coups de cœur, les parents ont trouvé une viabilité économique pour faire de leur choix de vie un lieu de travail. « Papa a foncé, Maman l’a aidé à structurer et apporté des idées nouvelles. » Le tourisme expérientiel ne date pas d’hier chez les Guyot, qui ont rompu avec les visites classiques pour décliner une aventure de terrain. « Dès 1995, à la Ferté-Saint-Aubin, ils montraient leur vie, animaux dans la cour, nos jouets dans les pièces, feu dans la cheminée. Ils ont conçu des visites authentiques, vivantes et ludiques », souligne Louis.  « On a appris auprès d’eux, à la débrouille. Nos parents nous ont très tôt impliqués », complète Alice.

« Les visiteurs s’étonnent de voir cette jeune génération de propriétaires engagés qui vendent aussi les billets à l’accueil »

© Dans les nuages

Vis ma vie

On entre ainsi dans une maison de famille, pas seulement ouverte pour la visite, « sans cordons ou barrières dans les pièces ». Dans cette ambiance attachante, Catherine et Jacques Guyot ont installé il y a dix ans à Bridoire la thématique des jeux, suscitant une fréquentation très familiale. Chacun des quatre enfants* compose avec ses talents et centres d’intérêt. Louis, épris de cinéma, écrit et met en scène à Tiregand des visites immersives avec des personnages en costume ; Alice, qui adore les animaux et le pays des merveilles cher à son prénom, développe un univers de conte de fées qui va très bien à Bridoire, et libère sa fibre artistique dans la déco. « On a un formidable lieu à disposition, un cadre historique que vient agiter notre imagination. »

© Loic Mazalrey – La Vie Economique

Formidable terrain de jeu

Alice comme Louis écrivent des histoires sur mesure pour leur lieu : « on échange, on se donne des idées quand on sèche au bout du 15e parcours », sourit-elle. L’un et l’autre renouvellent chacun quatre idées d’animation par an, car des visiteurs viennent plusieurs fois. Ouvrant la saison avec Arsène Lupin, Louis enchaînera cet été avec Sherlock Holmes. Lectures, films, voyages nourrissent leur imaginaire. Alors que tous les grands sites évoluent vers ce type d’approche, « nous voulons continuer avec des valeurs d’authenticité tout en composant avec les usages numériques », résume Louis.

© Château de Bridoire

Mode de vie souvent bohème

Au-delà de l’inspiration, cette jeune génération frère-sœur doit composer avec un équilibre financier pour maintenir en vie ou transformer leurs édifices. « Il faut des visiteurs pour restaurer un site et rembourser les emprunts, mais il n’est pas question de le dénaturer », assure Alice, qui aime entendre les parents lui dire qu’ils ont pu jouer avec leurs enfants en sortant des écrans. Chacun vit sur place. Alice, mère pour la première fois, sait que la configuration même de Bridoire ne va pas aider à cloisonner. Elle observe que le mélange vie professionnelle – vie privée de leurs parents, qui leur a permis de vivre à la campagne, « ce mode de vie souvent bohème guide nos coups de cœur ». Louis n’abandonne pas son rêve de devenir réalisateur « mais j’apprécie d’être ici maître d’œuvre, gestionnaire de site, jardinier… »

Ces immersions attirent non plus des passionnés d’histoire, mais des visiteurs en quête d’ambiances, qui se divertissent tout en découvrant un patrimoine culturel.

Transition assumée

Salariée à Bridoire au début, Alice en a fait l’acquisition « dans une suite logique, et je ne me verrais pas en partir ». Les animaux de sa structure agricole participent aux animations, attelage de bœufs, moutons, chevaux, basse-cour… Avec 15 à 20 salariés en saison, elle travaille avec deux adjoints à l’année. Elle a porté le nombre de visiteurs à 70 000 et réalise, toutes activités cumulées (visites, labyrinthe, boutique, événements), 800 000 euros de chiffre d’affaires dont 80 % en juillet-août « avec 1 000 personnes accueillies certains jours ». Ici, les adultes s’amusent aussi et les team buildings s’organisent autour de tir à l’arc, ski sur l’herbe, dégustations à l’aveugle…

Séminaires d’entreprises au cœur du vignoble

Louis Guyot souhaite développer cette clientèle d’entreprises à Tiregand, en proposant des séminaires au cœur du vignoble. Pour sa deuxième saison dans un château qui ne se visitait pas jusqu’alors, il affiche déjà 350 000 euros de chiffre d’affaires… Avec des charges et travaux conséquents à gérer. « Cela correspond à ce qu’on avait prévu. La fréquentation est moins saisonnière que Bridoire, plutôt 50-50 pour les 23 000 entrées. » Les perspectives offertes dans l’agglomération bergeracoise sont prometteuses, « pour la partie réception, mariages, événements, l’intérêt à terme étant de s’appuyer sur un équilibre d’ensemble. » Pour l’heure, 80 % du chiffre d’affaires reposent sur la partie touristique, les investissements à réaliser au fur et à mesure sur les gîtes et salles de réception augurent d’une répartition 60/40 d’ici cinq à dix ans.

En entretien, ces propriétés mobilisent 100 000 euros par an en fonctionnement

Scénario à suivre

Tiregand était habité jusqu’au seuil de l’an 2000, le gros œuvre est en état. Seul à bord avec deux à trois saisonniers, Louis s’occupe aussi bien du parc que du suivi de mise aux normes de l’installation électrique, « en essayant de ne rien dénaturer, en revenant à l’âme du XIXe ». À 27 ans, il s’est engagé sur 15 ans pour 1,2 million d’euros d’emprunt. Alice avait le même âge lorsqu’elle a repris Bridoire, avec un prêt à 2 millions d’euros sur la même durée. « Les banques font confiance à un projet, à une famille. » En entretien, ces propriétés mobilisent 100 000 euros à l’année en fonctionnement, avec les hausses que l’on sait sur l’énergie. « Tout imprévu bouscule une trésorerie déjà calée sur une activité saisonnière », avec d’indispensables travaux en hiver. « Les visiteurs sont curieux de connaître nos sites, ils s’étonnent d’une jeune génération de propriétaires engagés, qui vendent aussi les billets à l’accueil. » La famille souhaite accentuer une promotion croisée pour valoriser ses trois sites périgourdins et devrait s’attacher à imaginer un scénario qui se poursuivrait de l’un à l’autre.

* Lancelot, diplômé d’une école de commerce, a repris le château de La Ferté, près d’Orléans, et a ajouté la gestion de trois autres sites depuis, avec une activité de conseil. Édouard a mis son âme de bâtisseur au service du château de Vaux (Aube).

Jeux au château de Bridoire © Loïc Mazalre

Jeux au château de Bridoire © Loïc Mazalrey – La Vie Economique

Virage digital

Les réseaux sociaux ont bouleversé la promotion des sites. « Disposer du pouvoir analytique pour cibler des visiteurs est un moyen exceptionnel dont on ne peut plus se passer », assure Louis Guyot, qui croit encore à la communication traditionnelle. Sa sœur Alice a fait un choix plus radical : « J’ai arrêté mon circuit de distribution Grands Sites de la Semitour. On a fait une saison test l’an dernier, Bridoire s’est maintenu. Cette année permettra de mesurer vraiment le poids du papier. J’ai ouvert pour la première fois aux vacances de février, donc sans être référencée nulle part… Les réseaux sociaux sont vraiment un outil puissant. Mais tout le monde y est et il faudra bien doser pour éviter la saturation. »