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Les bâtisseurs de La Forge Moderne

Béarn - A Pau, La Forge Moderne, tout à la fois village artisan, festif et culturel, est passée à la vitesse supérieure il y a quelques mois. En ouvrant un bar au cœur du site, les frères Garms à qui l’on doit ce lieu hybride marquent un peu plus encore leur empreinte sur la ville.

Pierre et Sylvain GARMS, Créateurs de la Forge Moderne à Pau

Pierre et Sylvain GARMS, Créateurs de la Forge Moderne à Pau © Louis Piquemil - La Vie Economique

Les Palois l’appellent souvent le « quartier du bas ». Pour autant, les Rives du Gave, visibles depuis le boulevard des Pyrénées, ne se laissent pas (ou plus) regarder de haut : sur cette zone pour majorité en friche, située entre la gare et le stade d’eaux vives, souffle un vent de renouveau. Le quartier connaît depuis quelques années une mutation palpable à laquelle deux frères du cru ne sont pas étrangers : Pierre et Sylvain Garms portent La Forge Moderne, ce « village artisan festif » qui, plus qu’un projet, pèse désormais dans le paysage palois.

Là, les deux jeunes quinquas ont donné une seconde vie à un ancien site industriel et y font vivre un écosystème que d’aucuns com- pareraient à un Darwin bordelais, mais qui pourtant s’en distingue malgré les similitudes. Ranger La Forge Moderne dans une case serait de toute évidence réducteur, d’une part, mais également compliqué.

Un lieu en transition

Au sein de ce lieu hybride se côtoient 16 artisans à l’année et un bar où toutes les générations se rencontrent, notamment dans la douceur des soirées estivales, attablées au mobilier fait de palettes sous la douce lumière des lampions, avec vue sur les graffitis qui ornent les murs de béton et sur le bus scolaire qui, s’il ne transporte plus personne, fait office de décoration. Ici sont également programmés des concerts, des projections cinés parfois, un marché le mercredi, des food trucks, ou encore des débats et des conférences, entre autres choses. Définitivement, La Forge Moderne se vit davantage qu’elle ne se définit. Une philosophie, ou plutôt un état d’esprit, que les frères Garms aiment partager et défendre. Autour d’un café matinal, ils racontent ce lieu en transition dont le passé compte : La Forge Moderne est avant tout une histoire familiale, née il y a plus de 150 ans.

Forge moderne

© Cyril Garrabos

Jean Lalanne, le fondateur

Les 3 750 m 2 du site (dont 1 500 de bâtis) appartiennent à la famille de Pierre et Sylvain Garms depuis 150 ans. En 1870, Jean Lalanne, l’arrière-grand-père paternel, fonde les Transports Lalanne et installe son entreprise ici, au cœur de la ville basse. Il y bâtit des entrepôts pour stocker les marchandises amenées par le train jusqu’à la gare toute proche, avant que celles-ci soient acheminées en charrettes jusqu’à leurs propriétaires. Les Transports Lalanne vivront leurs belles années jusqu’à la reprise de la société par René Garms, le gendre du chef d’entreprise malheureusement peu doué pour les affaires, qui entraînera l’entreprise vers la faillite. Quand ses fils Bertrand et Jean Garms héritent des lieux dans les années 80, ils décident de louer les locaux à des artisans, « pour pouvoir payer les impôts fonciers » essentiellement et pour « conserver une activité économique » en ce lieu.

Inspirés par la Californie

Sans le savoir, ils préfiguraient un des aspects de La Forge Moderne d’aujourd’hui, celle imaginée par Pierre et Sylvain Garms, les fils de Bertrand et la quatrième génération. « Notre père a eu un peu de mal à comprendre ce que l’on voulait faire ici », sourit Sylvain Garms, pour qui, au contraire, l’ambition pour ce lieu a toujours été limpide. Pendant plusieurs années, son frère et lui vivent en Californie. Le Santa Monica Market, où l’on peut faire ses emplettes comme boire un verre en famille ou entre amis, dans une ambiance détendue et conviviale, leur parle. Imprégnés de cette culture, ils gardent dans un coin de leur tête ce modèle qui, dans les années 2000, est encore inconnu des Français.

Forge moderne

© Cyril Garrabos

Dans la mouvance des tiers-lieux

En 2008 déjà, Sylvain Garms crée l’association En Bas de Chez Vous. Il organise 6 soirées sur le site, qui trouvent leur public. Le potentiel est confirmé. À partir de 2012, Darwin à Bordeaux ou le Marché du Lez à Montpellier sortent de terre et essaiment. Des lieux réhabilités, que l’on qualifie aujourd’hui majoritairement de tiers-lieux, même si pour Sylvain Garms « on rattache à ce terme tout et n’importe quoi ». Une chance pour le jeune Palois qui grâce à ces exemples concrets se fait davantage comprendre de ses interlocuteurs, notamment des pouvoirs publics, alors que les friches industrielles du bas de Pau ne sont alors que peu considérées.

En 2014, Pierre Garms rejoint son petit frère en Béarn et installe son activité professionnelle dans l’un des locaux du site familial, au même titre que les autres artisans présents. Il y découvre une ancienne forge, qui servait à réparer les charrettes de l’entreprise Lalanne. Comme un signe, qui donnera son nom à La Forge Moderne. La Forge, pour faire honneur au passé et au savoir-faire. Moderne, parce que tournée vers l’avenir.

Premières festivités en 2018

« On avait ce lieu, on ne voulait pas le lâcher. On avait le savoir-faire, les idées, l’envie et pas un sou en poche, mais nous avons avancé d’une manière presque animale : il fallait que nous le fassions », remarquent les deux frères. Ensemble, ils rencontrent les pointures des tiers lieux comme Stéphane Vatinel, observent, analysent et construisent petit à petit leur propre modèle. En 2018, ils montent l ’association La Forge Moderne qui regroupent l’ensemble des locataires, menuisier pour l’un, photographe pour l’autre, ou encore apiculteur pour cet autre…

Cette même année, ils organisent leurs premiers événements ouverts au public en accueillant des manifestations festives, notamment en partenariat avec la Ville. C’est le carton plein et, avec lui, le tournant : des concerts en entraînent d’autres, des événements éphémères entre spectacle de magie, démonstration de flamenco et autres marchés rencontrent un franc succès. Le côté culturel souhaité est acquis. Mais cela ne suffit pas.

Barn’s Café, au coeur du village

« Il nous manquait le café au cœur du village », constate Pierre Garms. Le duo pense d’abord à confier ce pan-là à un acteur local, déjà dans le métier. Finalement, Pierre et Sylvain Garms décident de s’emparer aussi de ce sujet, se forment et montent une SARL. Ils aménagent d’abord une caravane vintage en bar à l’été 2021, avant d’ouvrir le Barn’s un an plus tard, notamment grâce au label Initiative Remarquable du Réseau Initiative France et à un prêt d’honneur de son antenne béarnaise. Au total, 74 000 € sont investis, une enveloppe peu épaisse mais suffisante : huile de coude et récup suffisent à retaper et équiper un entrepôt central du site, d’une surface de 210 m2. Contre toute attente, les frères Garms deviennent barmans, emploient deux salariés, et qui plus est parviennent depuis quelques mois à se verser un salaire grâce aux recettes du Barn’s. Parce que si ces derniers n’ont cessé de croire en leur projet, ce n’est certes pas pour sa rentabilité.

Forge moderne

© Cyril Garrabos

Un bien en indivision

« La majorité des lieux comme La Forge Moderne sont nés d’appels à projet », remarque Sylvain Garms. « Notre particularité était d’avoir ce foncier et de partir d’une page blanche. » Ici, pas de subventions, pas de fonds publics, pas de millions d’euros injectés… Les loyers des artisans qui occupent les locaux sont versés aux propriétaires de ce bien en indivision, en l’occurrence le père et les oncles et tantes Garms. Les frères, eux, sont locataires des locaux du Barn’s tout comme les 16 autres occupants du site. Et si une certaine viabilité économique commence à poindre, Pierre et Sylvain Garms n’ont toujours pas cette envie de faire du chiffre. Les événements rentables comme les soirées récurrentes  La Guinguette Electro ne prendront ainsi pas le pas sur d’autres instants plus intimistes où les bénéfices sont plus incertains, voire nuls. « C’est une question de curseur, d’équilibre. Nous faisons balance sans perdre de vue ce qui a du sens pour nous », pointe Pierre Garms.

Abonder le modèle

Pour autant, désormais l’indivision est bénéficiaire, ce qui va permettre à ses propriétaires de pouvoir investir pour donner un coup de frais aux locaux. Et aux frères Garms d’être rassurés, si besoin est, en tant que futurs indivisaires comme en tant que locataires, une double casquette par ailleurs particulière : « Il faut continuer à abonder le modèle, trouver l’équilibre et pérenniser. Notre but est de faire comprendre que nous voulons être partie prenante du développement de ce quartier, être force de proposition auprès des pouvoirs publics. S’il y a quelqu’un qui le connaît parfaitement, c’est bien nous ! »

Un projet dans le projet

La Forge Moderne, par sa situation, ne peut être ignorée par le projet porté par la communauté d’agglomération Pau Béarn Pyrénées, qui prévoit l’aménagement des Rives du Gave et de ses 20 hectares de friche industrielle. Fin décembre 2022, des avancées ont eu lieu sur ce dossier, suite à un appel d’offres lancé en juillet pour trouver un assistant à maîtrise d’ouvrage chargé d’établir un plan guide. Le studio de l’architecte parisienne Chamss Arouise a été choisi, qui a rassemblé autour d’elle une équipe pluridisciplinaire pour mener à bien ce projet. Pour l’heure, rien n’a encore été dévoilé quant aux propositions de mises en œuvre opérationnelles. Malgré tout, déjà la transformation est en cours, depuis l’aménagement des abords du stade d’eaux vives, l’installation du CNPC dans des locaux neufs, jusqu’à la construction d’un skate-park près de l’Usine des Tramways rénovée et le projet d’implantation d’un tiers-lieu au sein de l’ancienne halle de la Sernam. Et en poussant un peu plus encore à l’ouest, la réhabilitation actuellement en cours de la gare en un pôle d’échanges multimodal par la Ville s’inscrit également dans cette métamorphose.