La Vie Économique : Vous avez présenté en mai des résultats 2023 qualifiés de « solides ». Comment expliquez-vous ces bons chiffres ?
Dominique Mockly : Nos résultats proviennent de nos activités logistiques, facturées dans un cadre régulé par la commission de régulation de l’énergie. On peut avoir l’impression qu’ils sont très bons, mais ils servent pour l’essentiel à financer nos infrastructures de stockage et de transport, à hauteur de 150 à 170 millions d’euros par an. Ainsi, si Teréga est une ETI, en termes bilanciels, nous avons une structure de grand groupe au regard de ces investissements très lourds. Nos résultats sont donc en ligne par rapport à ce que nous avons toujours fait et nous permettent d’assurer notre rôle.
LVE : Teréga se veut « acteur majeur de la transition énergétique », misant sur le déploiement des gaz verts. Cela signifie-t-il la fin du gaz ?
D. M. : Aujourd’hui, la consommation de gaz naturel représente 19 % des consommations énergétiques en France (la consommation électrique est du même ordre, autour de 25 %). Il faut donc relativiser : avant de s’en passer, il va nécessairement se passer un certain nombre d’années. Simplement, les usages électriques ont tendance à augmenter alors que la consommation de gaz a tendance à diminuer : en 2023, elle était aux alentours de 400 TWh en France, contre 470 avant la crise du Covid. C’est une baisse significative, accélérée par la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Pour Teréga, la transition énergétique, c’est donc d’abord guider les industriels ou les clients raccordés dans leur baisse d’émissions de CO2 et donc dans leur baisse de consommation de gaz naturel. Mais c’est aussi, les accompagner dans la transition vers les gaz verts.
LVE : Quels sont ces gaz verts ?
D. M. : Nous en avons identifié deux : le biogaz, fabriqué à partir de la combustion des déchets dans des méthaniseurs, et l’hydrogène. Par ailleurs, et cela rejoint la question précédente, un certain nombre d’industriels vont continuer à avoir besoin du gaz, qui sera de fait encore présent dans le mélange gaz. Ils vont alors devoir gérer leurs émissions de CO2, et donc la captation, le transport, la logistique et l’acheminement de celui-ci vers les lieux qui nous seront indiqués par le marché. Cela fait également partie des offres de service que nous préparons pour demain.
LVE : « Demain », cela signifie quelle échéance ?
D. M. : L’objectif, commun à tout le monde, est 2050 et la neutralité carbone. Nous, les échelles de temps industrielles sont de l’ordre d’une dizaine d’années : notre plan précédent avait couvert 2016-2025, le nouveau couvre 2025-2035 et se nomme Gaïa 2035. En 2035, nous consacrerons 50 % de nos investissements dans les infrastructures biométhane, hydrogène et CO2. Sur notre plan d’investissement de 3 milliards d’euros sur la période, 1,2 milliard d’euros sera consacré aux gaz verts et au CO2. En 2050, ce sera forcément du 100 %. Nous sommes dans un changement majeur de nature d’investissements.
LVE : Ces investissements comprennent la création d’infrastructures pour les gaz verts mais également l’adaptation du réseau existant ?
D. M. : Oui, en effet. En y injectant du biométhane, qui va se substituer au gaz naturel, le réseau existant va se verdir. Nous avons ici une spécificité régionale : nous représentons près de 16 % du réseau français, mais la région consomme seulement 10 % des consommations nationales. À horizon 2040-2045, les productions régionales seront à peu près égales aux consommations régionales et en 2050, elles seront plus importantes. Puisque nous sommes une infrastructure de transit, nous pourrons exporter ce « surplus » de gaz vert via nos réseaux entre Fos et le nord de la France, ou entre le nord de la France et le sud, avec l’Espagne, etc.
LVE : Vous avez évoqué le souhait que Teréga devienne précisément un « hub énergétique en 2050, 100 % décarboné. »
D. M. : En effet, nous aurons cette capacité à exporter du biométhane mais pas seulement. De la même manière, nous avons lancé l’année dernière un appel à manifestation d’intérêt qui démontre que nous avons potentiellement plus de projets hydrogène que de consommation d’hydrogène sur le territoire. Nous pourrons donc alimenter les grands réseaux hydrogène qui remontent vers le nord de l’Europe. Par ailleurs, nous avons des activités forestières importantes et donc du CO2 biogénique, d’origine végétal : si vous le mélangez par exemple avec de l’hydrogène, vous fabriquez des hydrocarbures, du e-méthanol, des carburants pour l’aéronautique… Il se trouve que dans la région, les projets de réindustrialisation sont extrêmement liés à tous ces projets énergétiques. Dans ce contexte, notre ambition à horizon 2050 est de mettre à disposition des infrastructures de gaz verts, qui permettront à la fois l’alimentation de toute l’industrie et des populations, et en même temps de permettre ou de faciliter ces nouvelles « industries vertes ».
LVE : Teréga veut prendre sa part dans la réindustrialisation de la région, bassin de Lacq compris ?
D. M. : Il y a Lacq, mais il y a aussi les bassins de Lannemezan, de Bordeaux, de Bayonne… La région est riche de volontés désireuses de faire modifier les écosystèmes industriels pour les verdir. Nous travaillons avec tous ceux qui, aujourd’hui, ont des projets bas carbone. C’est pour cela que nous sommes par exemple partenaire du projet Barcelone-Marseille, un projet sous-marin qui permettra de ramener de l’hydrogène produit en Espagne vers la France.
« Le Sud-Ouest est l’endroit, en France, où il y a le plus de capacités de stockage de CO2 »
LVE : Ce projet de corridor vert nommé Bar-Mar avance bien, dans un marché de l’hydrogène pourtant ralenti ?
D. M. : Le marché de l’hydrogène semble aller plus doucement que prévu pour deux raisons : parce qu’il y a certains problèmes à résoudre du côté des technologies de production et parce qu’on doit faire monter les usages de l’hydrogène vert. L’un ne va pas sans l’autre. Ensuite, pour permettre la production et la consommation, il faut que la logistique (qui relève de technologies et de compétences identiques à celles de la logistique gazière) soit opérationnelle. Il est donc fondamental que le projet Barcelone-Marseille avance. Par ailleurs, l’opérateur allemand OGE y a été intégré en tant qu’observateur, mais il a la possibilité de devenir investisseur. Dans ce cas-là, et c’est dans les tuyaux, la connexion Barcelone-Marseille permettra de construire une connexion Marseille-Saarbrück. Tout cela est un gage de développement des marchés de l’H2.
LVE : Votre projet Pycasso, qui a pour objectif de capter, transporter et stocker géologiquement le CO2 émis par les industries, provoque davantage de « remous ». Localement, sur le bassin de Lacq, plusieurs voix s’élèvent contre.
D. M. : Ce projet est souvent vu comme uniquement du captage et du stockage de CO2, mais le sujet n’est pas là : Pycasso a avant tout pour mission d’accompagner notre territoire dans la décarbonation et dans la réindustrialisation. Soulignons qu’il n’est pas focalisé sur Lacq : il se trouve que le Sud-Ouest est l’endroit où il y a le plus de capacités de stockage et cela concerne tous les réservoirs le long des Pyrénées… Par ailleurs, il faut également avoir en tête que ce projet est une réponse à une attente gouvernementale qui questionne les capacités, en France, de captation et de logistique de stockage potentiel du CO2.
LVE : Quelles sont aujourd’hui les capacités de stockage du CO2 en France ?
D. M. : Aujourd’hui, les sites de stockage sont situés en dehors de France, notamment en mer du Nord et en offshore. Les industriels peuvent y expédier leur CO2 mais c’est coûteux. Il nous faut une capacité de stockage sur nos territoires qui soit stratégique, offrant une compétitivité à nos industries, et également souveraine. Par ailleurs, à partir de 2026, une taxe CO2 s’imposera aux industries émettrices de CO2 « fatal ». Naturellement, celles-ci iront s’installer là où il y a une capacité de stockage et de retraitement…
« Sur notre plan d’investissement de 3 milliards d’euros, 1,2 milliard d’euros sera consacré aux gaz verts et au CO2 »
LVE : Teréga est une entreprise connue des Béarnais aussi pour son engagement dans la vie locale. Pourquoi cet ancrage territorial si fort ?
D. M. : Nous avons une première dimension qui est d’être accélérateur de la transition énergétique. Mais nous avons également une deuxième dimension dans notre projet sociétal d’entreprise qui est d’être accélérateur des énergies dans les territoires. Cette politique RSE regroupe plusieurs volets : outre notre engagement à être le plus responsable possible dans nos activités en accompagnant la transition énergétique, nous avons un volet environnemental mais également social. À ce sujet, notre Fonds de dotation, Teréga Accélérateur d’Énergies, accompagne ainsi un certain nombre de projets de territoire en matière de solidarité, en matière artistique et culturelle, en matière scientifique… Si les territoires vont bien, l’entreprise va bien.
Hiver gazier : plus de 90 % de gaz en stock
Si Teréga a prévu de communiquer les perspectives gaz pour l’hiver aux côtés de GRTgaz, fin octobre, Dominique Mockly assure d’ores et déjà que les stocks seront suffisants : « début septembre, l’Europe avait atteint le niveau de stockage initialement prévu pour la fin du mois, le cap des 90 % de gaz en stock ayant été franchi. En ce qui concerne Teréga, nous étions à 92 % au 2 septembre. »
Teréga en chiffres (2023)
2e opérateur de transport de gaz français
15,6 % du réseau de gazoducs de transport de gaz français
22,5 % du volume de gaz français dans le réseau de Teréga
5 094 km de canalisations
494 M € de CA (hors équilibrage et congestion)
174 M € d’investissements
646 collaborateurs