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Utilisation de l’IA par les salariés : un encadrement nécessaire

Près d’un an après le lancement de ChatGPT 4, face à l’accélération de l’utilisation de ces outils par leurs salariés, il devient indispensable pour les entreprises d’en encadrer la pratique.

Elissaveta Petkova © Louis Piquemil - Echos Judiciaires Girondins IA

Elissaveta Petkova © Louis Piquemil - Echos Judiciaires Girondins

Il s’avère que 22 % des salariés ont déjà utilisé un outil d’intelligence artificielle dans le cadre professionnel. 55 % l’ont fait sans en informer leur responsable. (Étude IFOP pour LearnThings du 21 décembre 2023 au 3 janvier 2024).

Depuis le développement d’outils d’intelligence artificielle accessibles pour le grand public, celle-ci est en train de s’introduire dans l’entreprise, les salariés étant tentés de tester ces nouvelles fonctionnalités pour gagner du temps.

Près d’un an après le lancement de ChatGPT 4, face à l’accélération de l’utilisation de ces outils par leurs salariés, il devient indispensable pour les entreprises d’en encadrer la pratique :

  1. La nécessité d’encadrer l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’entreprise pour se protéger

L’utilisation des outils d’intelligence artificielle par les salariés, surtout si elle est effectuée à l’insu de leur employeur, n’est pas sans poser des problématiques en termes de confidentialité des données et de respect du Règlement Général de Protection des Données (RGPD).

En effet, si le salarié traite de données confidentielles ou à caractère personnel dans le cadre de ses fonctions et qu’il utilise l’intelligence artificielle à l’insu de son employeur, il peut lui faire prendre des risques. L’entreprise doit assurer une traçabilité de leur utilisation et respecter ses obligations en matière d’information et de sécurité informatique. Selon l’adaptation plus ou moins importante de textes créés par l’intelligence artificielle, se posera également la question du droit d’auteur. L’entreprise doit savoir à quels risques elle s’expose face à ses concurrents.

Face à l’introduction de l’intelligence artificielle dans l’entreprise, celle-ci n’a pas d’autre choix que d’encadrer ses règles d’utilisation. Plusieurs options s’offrent à elle :

  • Interdire l’usage de l’intelligence artificielle

Selon l’activité de la société, ses problématiques de protection de données personnelles et les postes occupés, une posture prudente à l’égard de l’intelligence artificielle peut être appropriée. Dans ce cas, il serait nécessaire de procéder à la fixation de règles d’interdiction de l’usage de l’intelligence artificielle dans la charte informatique si elle existe ou dans le règlement intérieur.

En effet, pour que ces règles soient opposables aux salariés et qu’en cas de violation ils puissent être sanctionnés, il est nécessaire de respecter les mêmes règles d’adoption et d’affichage que celles du règlement intérieur.

Cela implique soit une modification de celui-ci, soit la rédaction d’une note de service qui sera soumise aux mêmes modalités de publicité d’affichage que le règlement intérieur (consultation préalable du CSE, envoi du document à l’inspection du travail, respect d’un délai d’un mois en attendant les observations de l’inspection du travail, envoi au Conseil de Prud’hommes et communication aux salariés).

 

  • Autoriser l’utilisation de l’intelligence artificielle par les salariés uniquement en ce qui concerne certaines tâches.

 

Devant le gain de temps et de productivité permis par l’intelligence artificielle, il pourrait être encouragé que certaines tâches soient réalisées par les salariés, grâce à l’aide de l’intelligence artificielle. Par exemple la rédaction de comptes rendus de réunion, de rapports sur certains sujets, la synthèse de textes, etc.

En revanche pour d’autres tâches, il pourrait être interdit de faire appel à l’intelligence artificielle pour qu’il soit clairement établi que le travail fourni est réalisé entièrement par le salarié.

Dans ce cas, il pourrait être nécessaire de consulter de manière préalable le CSE dans les entreprises de plus de 50 salariés. Au titre de l’article L. 2312-8 4° du Code du travail, l’employeur doit le consulter en cas d’introduction de nouvelles technologies.

La loi n’exige pas une rupture totale avec les méthodes de production antérieures, la nouveauté est constatée en cas de changement des techniques qui modifient l’organisation du travail et les conditions de travail des salariés concernés.

Ce sera nécessairement le cas s’il y a utilisation de l’intelligence artificielle.

Par ailleurs, l’encadrement précis des tâches pour lesquelles le recours à l’intelligence artificielle sera possible ou imposé devra également inciter à une mise à jour de la charte informatique si elle existe ou du règlement intérieur.

 

  • L’autorisation pure et simple du recours à l’intelligence artificielle par les salariés

L’entreprise peut tolérer ce recours ou voire l’imposer à ses salariés dès lors que cette utilisation d’une nouvelle technologie leur permet une meilleure productivité et rend l’entreprise plus compétitive.

Les mêmes précautions en matière de mise à jour de la charte informatique et de consultation du CSE seront nécessaires, ainsi que l’encadrement précis en termes de respect des règles de sécurité informatique et de confidentialité des données utilisées.

Si l’entreprise clarifie les règles d’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’entreprise, elle pourra ensuite, en cas de violation de celles-ci, pouvoir envisager des sanctions disciplinaires à leur égard de manière assez simple.

En revanche, si l’entreprise reste passive malgré l’utilisation de plus en plus fréquente de l’intelligence artificielle, il y aurait un doute sur la possibilité de sanctionner un salarié qui l’utiliserait ou en abuserait, en l’absence de règles claires sur le sujet.

Ainsi, un salarié qui utiliserait ChatGPT sans en informer son employeur peut-il actuellement se le voir reprocher de manière disciplinaire ?

Le caractère dissimulé de cette utilisation pourrait constituer une violation de l’obligation de loyauté inhérente au contrat de travail, mais cela restera à apprécier le cas échéant par les juges lors d’un contentieux inédit.

© Shutterstock

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2. La nécessaire clarification des règles d’utilisation de l’intelligence artificielle pour objectiver l’évaluation et l’égalité de traitement entre salariés

 

L’employeur doit savoir précisément quel salarié utilise ou non l’intelligence artificielle et dans et pour quoi faire. En effet, il est redevable d’un certain nombre d’obligations et notamment d’appliquer le principe : à travail égal / salaire égal.

Or comment est-ce qu’il peut apprécier si un travail est égal si deux salariés occupant les mêmes fonctions utilisent pour l’un l’intelligence artificielle pour obtenir des résultats plus performants et rapides alors que son collègue ne le fait pas ? Il est donc nécessaire de redéfinir le contour de la notion de travail égal à l’aune du développement de l’intelligence artificielle. L’adaptation et la mise à jour des règles de calcul de la rémunération variable en fonction de l’atteinte d’objectifs doivent également être envisagées.

Il est possible pour l’entreprise de prévoir soit que les objectifs sont fixés d’un commun accord entre l’employeur et le salarié, soit qu’ils sont fixés de manière unilatérale par l’employeur en chaque début de période de référence. Dans ce cas l’employeur aurait intérêt, si l’utilisation de l’intelligence artificielle peut faire évoluer de manière importante la performance du salarié, se réserver cette possibilité de modification unilatérale. Il pourrait ainsi adapter les objectifs à la meilleure productivité permise par l’utilisation de l’intelligence artificielle.

 

Enfin, il est nécessaire de pouvoir justifier les futurs licenciements pour insuffisance professionnelle. Un des critères qui peut être pris en compte dans ce cas est la comparaison avec les résultats des collègues pour montrer qu’un salarié est défaillant et incompétent.

Cependant comment cette comparaison pourra-t-elle être effectuée si certains salariés utilisent l’intelligence artificielle et pas d’autres ?

Par ailleurs, sur des postes dont la productivité peut être améliorée par l’intelligence artificielle, un salarié ne pourrait-il pas reprocher à son employeur de ne pas l’avoir autorisé à utiliser celle-ci pour obtenir de meilleurs résultats ?

Pour éviter les contentieux sur ce sujet, il paraît dès lors important dans la fiche de fonctions de tout poste susceptible d’utiliser l’intelligence artificielle de prévoir clairement les tâches pour lesquelles le salarié peut ou doit utiliser l’intelligence artificielle.

 

3. La prise en compte de l’intelligence artificielle par l’entreprise pour respecter ses obligations en matière d’adaptabilité des compétences des salariés

Seuls 10 % des salariés ont reçu une formation sur l’utilisation de l’intelligence artificielle, 27 % espèrent en bénéficier mais 63 % ne le souhaitent pas. (Étude IFOP pour LearnThings du 21 décembre 2023 au 3 janvier 2024).

En effet, l’employeur est soumis à une obligation de formation : il doit à la fois assurer l’adaptation des salariés à leur poste de travail et veiller à leur employabilité à l’extérieur de l’entreprise (Code du travail article L. 6321-1).

C’est à lui qu’il appartient de prendre l’initiative des actions de formation nécessaires. Il ne saurait se prévaloir de l’absence de demande du salarié (Cass. Soc. 5 juin 2013 n° 11-21.255).

C’est à l’employeur d’apporter la preuve qu’il a loyalement exécuté son obligation de formation et d’adaptation (Cass. Soc. 13 juin 2019 n° 17-31.295). À défaut, il peut être condamné à la réparation du préjudice subi par le salarié à savoir au titre de la perte de chance d’évoluer professionnellement et de retrouver un emploi.

Par ailleurs, le Code du travail dispose que le licenciement pour motif économique d’un salarié ne peut intervenir que lorsque tous les efforts de formation et d’adaptation ont été réalisés, que le reclassement s’avère impossible (article L. 1233-4 du Code du travail). Si l’employeur ne prouve pas avoir rempli son obligation en la matière, le licenciement économique se trouverait sans cause réelle et sérieuse.

Le développement de l’intelligence artificielle va nécessairement entraîner la suppression de certains postes de travail et à terme le licenciement pour motif économique des salariés en question. Pour se protéger et anticiper sur cette évolution possible, l’employeur a donc tout intérêt à, d’ores et déjà, mettre en place des formations pour les salariés concernés. Soit pour assurer une reconversion sur d’autres postes de travail, soit pour faire évoluer leur poste en intégrant l’utilisation de l’intelligence artificielle.

Ces questions pourront être abordées de manière utile lors des entretiens professionnels qui sont obligatoires tous les deux ans pour chaque salarié quels que soient son poste dans l’entreprise et ses perspectives d’évolution.

Qu’elle le veuille ou non, l’entreprise doit d’ores et déjà s’emparer de la question de l’utilisation de l’intelligence artificielle par ses salariés et anticiper sur les évolutions des métiers et des postes pour éviter de futurs contentieux.

Si le salarié traite de données confidentielles et qu’il utilise l’intelligence artificielle à l’insu de son employeur, il peut lui faire prendre des risques

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