En vingt ans, nous avons assisté à l’institutionnalisation des exigences de transparence de la part des entreprises, tant pour les seuils retenus que pour la nature de l’information divulguée.
Dernier jalon en date, la directive NFRD (Non Financial Reporting Directive) qui encadre aujourd’hui les déclarations de performance extra-financière au niveau européen et va, elle aussi, passer le relais à une nouvelle directive, la Corporate Sustainability Reporting Directive. La prise en compte des principes de développement durable par les entreprises entre avec cette dernière dans une nouvelle phase de son développement. L’objectif poursuivi est d’instrumenter sur le plan normatif l’économie sociale de marché de l’Union européenne et d’encourager les entreprises à communiquer des informations sur les impacts en termes de durabilité de leur activité.
Un tsunami de la RSE
Désormais bien connue sous son acronyme CSRD, la nouvelle directive européenne s’annonce être, selon bon nombre de spécialistes, un tsunami de la RSE. Près de 40 ans après la définition du développement durable par la Commission Brundtland comme « la satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins », la CSRD inscrit le reporting de durabilité, condensé sémantique des mots durée et soutenabilité, dans un processus formalisé. Fondamentalement, la directive CSRD imposera aux entreprises de communiquer des informations sur les impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance de leurs activités dans le prolongement du pacte écologique adopté par l’Europe.
La directive CSRD imposera aux entreprises de communiquer des informations sur les impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance de leurs activités
Reconsidérer l’impact des activités sur la planète
Ce renforcement des exigences s’inscrit dans un mouvement historique de prise en compte des enjeux environnementaux que l’on ne peut plus nier. Même si la COP28 a été l’occasion au plan international de nouvelles tentatives des lobbyistes climatosceptiques de mettre à bas des efforts entrepris il y a plus de 30 ans par la communauté internationale, la situation ne fait plus débat sur son importance et son urgence. Dans le dernier rapport du GIEC, les analyses des experts de près de 200 nations convergent : 3,5 milliards de personnes sont touchées par le dérèglement climatique dont on perçoit déjà sur notre territoire les premiers effets ; 1,5 degré séparera les températures de l’ère préindustrielle et 2050 avec des conséquences déjà bien connues ; et 2 degrés viendront encore aggraver la situation d’ici 2100. Notre quotidien personnel est déjà affecté par cette transition qui bouleverse aussi les conditions d’activité des entreprises. La CSRD est l’une des pierres angulaires du Pacte vert européen, amenant les acteurs économiques à reconsidérer l’impact de leurs activités sur la planète et le respect des droits humains.
Dès le 1er janvier 2024 pour les sociétés cotées en Bourse de plus de 500 salariés
La mise en œuvre d’une telle démarche, instrumentée par le corpus de normes européennes d’information de durabilité (ESRS : European Sustainability Reporting Standards), s’applique dès le 1er janvier 2024. Cela a d’ailleurs bien souvent été insuffisamment compris et anticipé par le marché. Le calendrier en particulier a pu se parachuter avec des exigences d’activités déjà perturbées ces dernières années par la crise du Covid, la relance, les mutations des chaînes de valeurs et les nombreux impératifs administratifs. Si l’on parle de seuils, tout d’abord, toutes les sociétés cotées en Bourse qui ont plus de 500 salariés, plus de 40 millions d’euros de chiffres d’affaires et/ou 20 millions d’euros de total de bilan seront donc soumises à cette directive européenne. Cette information pourrait passer inaperçue tant les plus grandes organisations sont préparées et engagées dans des pratiques de reporting extra-financier. Mais, comme nous le verrons plus loin, ce serait sans compter sur les avancées de fond proposées par ce nouveau cadre, d’autant plus que le calendrier va rapidement intégrer un nombre croissant d’entreprises moins bien préparées.
L’impact sera direct sur les 5 700 ETI et une proportion croissante des 140 000 PME françaises
Au 1er janvier 2025 pour les sociétés d’au moins 250 salariés
Un an plus tard en effet, au 1er janvier 2025, le périmètre sera étendu aux entreprises européennes qui rempliront au moins deux des trois critères suivants : au moins 250 salariés, 40 millions d’euros de chiffre d’affaires ou 20 millions de total d’actif de bilan. On comprend alors l’impact direct que pourront avoir de telles évolutions réglementaires sur les quelque 5 700 ETI et une proportion croissante des 140 000 PME françaises. On voit également se renforcer les exigences touchant les entités associées à des entreprises non européennes en 2028. Au global, le nombre d’entreprises devant divulguer des informations environnementales devrait être multiplié par 4 dans les 2 prochaines années.
Basculement idéologique
Si la CSRD interpelle en première analyse par ses seuils et son calendrier à marche forcée, elle constitue de notre point de vue, avant tout, un texte manifeste du basculement idéologique d’une RSE volontaire ayant montré ses limites vers une RSE normative. De nombreuses entreprises prennent aujourd’hui conscience qu’elles ont certainement laissé traîner le sujet de la RSE et se trouvent rattrapées par l’enjeu réglementaire, notamment suite à des opérations de fusion les ayant conduites à passer plus rapidement que prévu les seuils de démarcation. Cette nouvelle directive est d’autant plus marquante qu’elle apporte sur le fond aussi son lot d’exigences. Cette nouvelle directive CSRD repose sur une double matérialité qui vient renforcer ici encore les attentes. Le principe de matérialité soutenait déjà le cadre de la déclaration de performance extra-financière (DPEF), l’entreprise devant présenter, pour les risques sociaux, environnementaux et sociétaux les plus pertinents une description des principaux risques liés à l’activité de la société, des politiques et procédures mobilisées pour maîtriser ces risques et un suivi de performance fondé sur des indicateurs de performance (KPI). Avec la double matérialité, la CSRD complète cette exigence par la prise en compte de l’impact de la société et du changement climatique et social sur l’entreprise. C’est donc une approche croisée et réciproque qui est choisie.
L’information relative à la durabilité devra faire l’objet d’un contrôle et d’une vérification par un commissaire aux comptes ou par un Organisme Tiers Indépendant
Chaîne de responsabilité placée au centre de l’information
Ce point est essentiel puisqu’il instrumente, dans la lignée de la loi PACTE de 2018, une évolution de la conceptualisation de l’entreprise prenant en compte au-delà de la réalisation de bénéfices et de leur partage pour les actionnaires, une approche en termes de « personnes juridiques responsables qui prennent en considération les enjeux majeurs de la Société en général ». Car il faut désormais tenir compte d’un principe de chaîne de responsabilité placée au centre de l’information : la production réalisée par un sous-traitant ou le sous-traitant d’un fournisseur est une production externalisée relevant du périmètre de responsabilité de l’entreprise. En ce sens, le donneur d’ordre doit rendre compte des pratiques de ces parties prenantes et, réciproquement, les partenaires engagés dans la supply chain de l’entreprise devront, eux aussi, être capables de rendre compte de leurs pratiques. Si une telle approche a été bien comprise et anticipée par un certain nombre de grands groupes à l’échelle internationale, il faut s’attendre à une pression croissante à l’échelle des territoires. L’agence de notation Ecovadis, la licorne française spécialiste de l’évaluation extra-financière fondée sur la supply chain avait dès 2007 anticipé cette tendance. Une telle approche apparaît désormais cohérente avec le nouveau cadre institutionnel. En outre, dans une logique de chaîne instrumentale, le texte du 16 décembre 2022 entend « lutter contre le greenwashing en renforçant la comparabilité, la fiabilité et l’auditabilité des informations ESG ». L’information relative à la durabilité devra faire l’objet d’un contrôle et d’une vérification par un commissaire aux comptes ou par un Organisme Tiers Indépendant avec l’application de standards d’assurance renforcés à partir de 2028.
Formalisation des normes ESRS
Si les principes fondateurs de la CSRD sont très clairs, la mise en œuvre appelait des précisions pour encadrer et harmoniser des publications. Le normalisateur a prévu une construction progressive du corpus avec des normes universelles adoptées dès 2023 et un ensemble de normes sectorielles et spécifiques à partir de 2024. La formalisation des normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) répond à ce besoin de canevas concret et opérationnel d’application de la directive européenne. L’EFRAG, le groupe consultatif européen sur l’information financière, considéré comme indépendant et pluripartite (auditeurs financiers, investisseurs, entreprises, services fiscaux, société civile, syndicats, organismes mondiaux de normalisation), a été mobilisé pour formuler, dès novembre 2022, 12 projets de normes. Fondées sur les piliers ESG, 2 normes transversales, 5 environnementales, 4 sociales et 1 gouvernance ont été adoptées par la Commission le 31 juillet 2023. Les 2 normes transversales portent sur les exigences générales (ESRS 1) et les informations générales à publier (ESRS 2). La norme générale ESRS 1 présente l’architecture des informations à communiquer et énonce les exigences générales de reporting de durabilité. Elle fournit des informations sur les modalités de rédaction des documents, définit des concepts tels que la double matérialité et énonce les attendus en termes de préparation et de présentation des informations. La deuxième norme générale ESRS 2 précise les informations qui doivent figurer dans le rapport de durabilité, notamment celles qui concernant les modalités de gouvernance de l’entreprise, les choix stratégiques effectués ou l’analyse des risques et des opportunités.
Impact de l’entreprise sur la pollution de l’air, des eaux, des sols…
À ces deux normes générales, s’ajoutent dix normes thématiques étayant chaque pilier. Sur le pilier environnemental on retrouve plus spécifiquement les pratiques relatives au changement climatique et des mesures prises pour lutter contre et permettre des consommations d’énergie (E1), la pollution, en particulier l’impact de l’entreprise sur la pollution de l’air, des eaux, des sols, des organismes vivants, des ressources alimentaires ou des émissions de microplastiques (E2), l’utilisation des ressources aquatiques et marine (E3), les impacts de l’activité de l’entreprise sur la biodiversité et les écosystèmes (E4), l’utilisation des ressources et économie circulaire (E5).
Respect des droits sociaux et culturels
Sur le volet social, on pourra tout d’abord revenir sur la norme S1 relative au personnel de l’entreprise : conditions de travail du personnel, respect de l’égalité des chances, respect de l’égalité de traitement, informations sur le travail des enfants, voire éventuellement le travail forcé (S1). La norme ESRS S2 sollicite des informations sur les travailleurs présents dans la chaîne de valeur de l’entreprise. Quant à la norme ESRS S3, elle regroupe les informations sur l’impact de l’activité sur les communautés : respect des droits sociaux et culturels, respect des droits civils et politiques des communautés. La norme ESRS S4 concerne les consommateurs et utilisateurs finaux des produits et services de l’entreprise. Enfin, la norme de gouvernance G1 impose à l’entreprise de divulguer des informations sur les conséquences, les risques et les opportunités nées de la conduite des affaires de l’entreprise.
Une opportunité de mobiliser les collaborateurs
On ne pouvait terminer cette note sans y apporter une touche positive et quelques recommandations à l’attention des entrepreneurs qui pourraient voir dans la CSRD une nouvelle couche d’un mille-feuille réglementaire paralysant pour l’activité économique. Il convient donc de rechercher dans cette quête de transparence fondée sur l’information ESG un nouveau pilier de la performance économique des entreprises. La RSE normative est de ce point de vue une opportunité de transformer l’organisation, de mobiliser les collaborateurs autour d’un projet d’entreprise, de retrouver de nouveaux arguments pour convaincre les parties prenantes de l’entreprise et notamment l’accès au financement ou aux donneurs d’ordre.